Collection Œuvres Complètes
Avec une préface de François Huglo et un dossier
comprenant bibliographies, critiques, témoignages...
500 p. - ISBN : 978-2909140100 - 24 €
comprenant bibliographies, critiques, témoignages...
500 p. - ISBN : 978-2909140100 - 24 €
Michel Valprémy (1947-2007) fut danseur à l’opéra de Bordeaux puis
professeur de danse ; mais il fut aussi un écrivain et un poète apprécié
par ses "contemporains". Il a publié une vingtaine d’ouvrages, ensemble auquel il faudra
désormais ajouter cette SOMME DE 500 PAGES qui rassemble ses écrits et
ses dessins INEDITS ou INTROUVABLES. La prose poétique de Valprémy est
tour à tour sensuelle et baroque, cruelle et cocasse, elle ne laisse
jamais indifférent. Valprémy maîtrisait aussi à merveille l'art de la
nouvelle (il a commencé à publier dans la revue Minuit). Quant aux
dessins (100 pages d’illustrations), voici un aperçu de la série des "bittus"...
24 € pour un
volume de 500 p. plutôt luxueux (frais de port compris)
EXTRAITS
Un désert
Il y a des alligators, desséchés
sur la route des alligators sans mouches vertes sans asticots sans odeur il y a
des alligators et de la poudre d'os la route n'est pas une route ni un sentier
ni une autoroute large et bleutée il n'y a pas de grands panneaux zébrés de
feux multicolores de pylônes pas le moindre fil électrique pas la moindre
balise on chercherait en vain une présence un quidam égaré un sourcier une
fillette punie un ermite agenouillé il n'y a que des pierres et du sable un
silence qu'aucun souffle ne blesse c'est le même silence depuis toujours,
depuis le départ depuis la première borne il y a de la poudre d'os et des becs
d'oiseaux des ongles et des dents aucune corne aucune défense c'est un désert
sans aventure sans promesse on y vient pour regretter la mousse et la piqûre
des fourmis pour regretter les libations dominicales, l’eau des mares le sourire
des promises on y vient pour oublier la foule et les affiches pour se souvenir
des haies d'un passage dans le bois
Un dessert posthume
« Qu'est-ce que
tu m'as porté ? » J'ai oublié l'anniversaire du petit.
Le lit mortuaire est
dressé dans la salle à manger dont on a fermé les volets. On déjeunera
« comme on pourra » dans la cuisine contigüe. La veuve implore :
« On ne change pas les assiettes, on n'aura pas le temps de tout ranger
avant la levée du corps. » En toute hâte, je vais acheter des bougies
bleues. La même boîte sert à décorer le gâteau et à maintenir au chevet du pépé
une clarté vacillante qui projette sur le mur le profil animé d'un visage roide
et crispé.
On a retrouvé, la
veille, le pépé effondré sur ses paniers de pommes blettes, un marteau à la
main, les vêtements trempés par la piquette qui s'était écoulée de la barrique
débondée. On ne sait pas encore depuis combien d'heures, de jours, il gisait
là. Les voisins ont averti la famille partie en vacances automnales. Seul, il
gardait la quincaillerie.
— Tu as pensé au
désodorisant ? On sait jamais, si ça sent !
On prend l'apéritif,
avec une grande discrétion il est vrai. La fille de la mercière, un peu
troublée, des sanglots dans la gorge, offre gravement un paquet enrubanné au
petit et, d'un air enjoué, vocalise à la cantonade : « Je vous
souhaite mes joyeuses condoléances ! » On échange quelques regards
d'indulgence et de pâles sourires prudents.
Tout le monde passe à
table. Une place reste vide. Le potage est refusé avec dignité et affectation
par la plupart. On ne peut rien avaler quand on souffre et l'on se doit de
souffrir plus que son voisin. Le silence est interrompu par des bruits
intempestifs de déglutition. Un affamé.
Des coups à la porte.
« C'est pour la mise en bière ! » Une bouffée de fraîcheur
mousse dans la pièce. On éloigne le petit. Les ascètes volent une rondelle de
saucisson, finissent goulûment leur verre, la mine contrite.
Sur le mur, le pépé tremblote encore. La mémé a demandé un sursis de
quelques heures. Elle répète inlassablement : « Grand changement de
l'hiver au printemps ! » Peu importent les saisons.
Le sillage parfumé du
pâté maison entraîne les premières marques de satisfaction. Mais on ne cesse de
gémir.
— Lui qui l'aimait
tant ! — Il lui aurait fait un sort ! — Fallait pas lui en
promettre ! — Ce sont ses truffes. Il marchait bien mal, pauvre vieux,
mais pour ça il avait des ailes ! — Une fois, la truie l'avait
renversé !
On exhume des
souvenirs légers, à voix basse, en s'excusant un peu.
— Non, pas le
pilon ! — Pour la peau, je suis preneur ! — Moi, le croupion !
On gomme les colères,
les disputes des fins de repas bien arrosés.
— Tiens, je reprends
des petits pois, c'est pas parce que... — Qu'il faut se laisser...
Puis, les anecdotes
s'étoffent avec moins de réserve. Le ton s'élève. On conteste les dates, les
lieux, les paroles. Chacun soigne son rôle auprès du défunt : confiance,
soutien, affection, complicité.
— C'est qu'il était
pas commode le pépé ! — Tais-toi et sers le vin ! L'autre bouteille,
elle est meilleure !
Le gamin, trop
délaissé, martèle la table de ses poings : « De la piquette ! De
la piquette ! » Il n'y en a plus. La grand-mère colore son verre
d'eau d'un filet de grenadine. Rien n'y fait. Crispations. Menaces. Larmes. Fessée.
— Bon
anniversaire !
L'aîné des petit fils
prend son cousin sur ses genoux, le console. Puis, sans hésiter, très calme,
avec un rien de provocation et malgré les soupirs de réprobation, il lui
explique ce qui se passe autour de lui.
— Mais alors le pépé
il dort pas ? — Il faut finir le canard ! L'enfant retrouve ses
jouets neufs, chantonne un air informe.
Personne n'ose plus
le faire taire. Mais le grand cousin n'en reste pas là ; il propose une
dégustation de vin vieux, celui de la grande année. Mimiques d'acceptation. On
savoure, les langues claquent, on se ressert, on papote.
— Pour ça, il était
radin ! — Une tête de mule ! — Un caractère de cochon ! — Ce
n'était pas un saint, mais il avait bon cœur... — Avec ses vaches, pour
sûr !
Le plancher du
premier étage craque. Le silence retombe aussitôt. Seul l'enfant continue de
fredonner. On repose les verres, on ne mastique plus. De nouveau, les yeux se
mouillent, les cernes se creusent. Tous fixent le haut de l'escalier. Elle
paraît, sa fille habillée de deuil, pâle, un peu chancelante et, parce que ses
gestes dénués de tout artifice reflètent, dans la variété des grimaces des
abonnés du crêpe, une douleur réservée, forcément sincère on pourrait, comme au
théâtre, applaudir. C'est la déconfiture des pleureuses officielles.
Le petit souffle le
gâteau. On porte la crème fouettée.
— Ce goût ! Tu
n'as jamais voulu me donner ta recette.
Par un
battant entrouvert de la porte de la salle à manger, la grand-mère aperçoit
l'enfant qui s'emploie à barbouiller le pépé de pâte fondante. Elle hurle,
s'étouffe, crache et son dentier tombe dans l'assiette fleurie, véritable
porcelaine de Limoges, entre un éclat de truffe et les reliefs d'un aileron de
canard. C'est un fou rire général. Les visages simiesques, déformés par trop
d'application à la souffrance, connaissent un séisme de force 7, les pommettes
blêmes s'empourprent, les bajoues s'agitent en vagues successives. La lèvre
supérieure outrageusement amincie et rentrée la veuve rit à l'unisson.
Comedia
Les horloges des hommes battent
la chamade. Il a déposé son fardeau. Dans la foule, les plus endurcis, des
miliciens, une demi-douzaine de marâtres cruelles, un roi du bistouri, le
bourreau des cœurs, le tueur des abattoirs et ses robustes compagnes versent
une larme ou mordent leur langue.
Ses épaules souffrent encore
mille morts, une telle fatigue n'est pas mesurable.
Les matières dures, résistantes,
les outils lui font horreur. Pour bâtir son abri, il collectionne les pelures
d'orange, la mue des couleuvres. Il ne soulève que plumes de corbeaux et de
geais — les noires, les bleues, les bleu noir —, fétus de paille — l'avoine
surtout —, brins de laine ou touffes de poils ; trois lys en bouquet lui cassent
l'échine.
En guise de litière, il choisit
des boues molles, des vases émollientes. Il dort souvent, vingt-trois heures
sur vingt-quatre, plus que le chat très sommeilleux.
Parfois, des images anciennes,
des turbulences saugrenues troublent sa léthargie; fils prodigue ou spectre
d'une rose, quelque ballerino bande un arc invisible, bondit sur des balcons en
trompe-l’œil, imite le cygne ou le chasseur d'amour éperdu. Le zapateado
ébranle les lustres. Au jour le jour, la frénésie gâte l'os.
Les visages des songes
s'estompent. Des gestes précis, sans conséquence, persistent: un index
interrogateur, des signes d'appel et de luttes (mille gifles à la minute), une
main au cul.
Ses muscles ont fondu, la peau
est une éponge usée.
Quant au sexe, maltraité à point nommé,
il n'a plus osé le moindre redressement fatal.