SOMMAIRE
NOTICE
par
Jean-Pierre Bobillot
Langu’à
connaître
Curriculum Vite
fait
Publications
TEXTES DE JEUNESSE
Bistrocyclette
Identification
immédiate
LES GRANDES LIGNES
Rock Bottom
Oratorio
Suffocants
& blêmes
Un homme à la
recherche de son identité
45è
parallèle
L’irrévocable
La romance du
cœur & du collier
ROUTINES
Albuquerque :
la quête de l’aube
Vérole
impériale
L’homme à
connaître
Les oreilles me
sifflent
LA NOTION DE LA VIANDE
Mes
inhumanités
Langueyage
Considérablement
Vermine celui
est belles
Ò happax
urubu
ADRESSES
Instances
Le
truchement
Le
réaltar
Déterritorialisation
Tombeau de
François Augiéras
Correspondances
NOTICE (suite)
Exercices
par Jean-Pierre Bobillot
Jugements des
contemporains
10 €
livraison sous 48 h offerte
> Ebook disponible : 5,49 €
* *
*
Extrait
ALBUQUERQUE : LA QUETE DE L’AUBE *
Tu te souviens des paroles de Johnny Guitar
? “La route est longue & dure pour venir d’Albuquerque... Albuquerque
regorge d’excellents tireurs.”
& voilà qu’un beau matin de printemps,
tu débarques pour de vrai, telle l’émeraude tombée des serres de l’aigle. Pour
en arriver là, tu as dû suivre une route à découper suivant les pointillés
& te fier aux légendes équivoques des cartes centrifuges.
Dans l’ensemble, la ville te réussit bien
& ceux qui te connaissent le mieux prétendraient que, depuis que tu es
là-bas, tu sembles avoir rajeuni ; ils en mettraient même leurs mains au feu.
C’est dire combien le lointain, aussi quelconque soit-il, aura pu te
magnétiser.
A Albuquerque, j’occupe à moi tout seul une
suite délabrée au 23ème étage de l’Hôtel d’Orient – à peu de choses près, la
réplique de l’Algonquin à New-York – mais ne compte pas sur moi pour te dire
pourquoi je suis venu me perdre ici.
J’ai besoin de beaucoup de place pour faire
feu de tout bois. Je ne recule devant rien & prends l’air du large pour me
sentir léger & me fondre au levant. L’Hôtel d’Orient : vents & marées à
tous les étages... réception des vastes oiseaux des mers en 625 lignes...
illusion du direct garantie. N’importe qui se ferait avoir comme moi au premier
jour.
As-tu pensé à faire valider ton passeport ?
Criminel sur la photo. Innocence crispée. On ne lui donne pas vingt ans. Fera
pas de vieux os. Le vent & la pluie altèrent la roche la plus dure.
Indolence délétère. Se fera avoir comme les autres. Le vertige de la page
blanche est passé de mode. Fera pas fortune avec son foutu baratin héraldique.
Une fraction de la population vit
d’expédients – & non d’excipients, comme il était écrit dans ma dernière
lettre – ce qui fait que tu peux dormir sur tes deux oreilles avec le revolver
sous le traversin.
On danse sur des oeufs enfouis dans le blé
& le sel pour qu’il pleuve ou qu’il vente. Parce quand il pleut, il pleut.
On s’en souvient longtemps après alors qu’on se moque du temps qu’il fait. Nul ne
scrute les nuages & nul n’écoute les aboiements perçants des chiens de la
rue du nain jaune.
Toutes les voitures de la ville
tourbillonnent sous ma fenêtre à l’angle de la rue du plus vieux métier du
monde & du boulevard du jeu de l’oie, là-même où l’on peut voir la figure
emblématique & rupestre de la vache qui rit. Toutes les voitures de la
ville comme les vagues sur le rivage d’une mer à venir. En file indienne.
L’Hôtel d’Orient annonce ses ombres gauches
pour des aubes plus glauques. L’Hôtel d’Orient se signale au passage par ces
uppercuts d’outre-ruse qui font la renommée des cités fantômes. Des têtes déjà
vues quelque part, circulent en haut lieu à l’heure du tigre, elles sont
porteuses de denrées périssables – que ne ferait-on pas pour se donner une
contenance ! –. La lumière est d’une telle intensité qu’on la croirait pleine
de rumeurs crues, aquatiques & carnivores. L’Hôtel d’Orient, l’Hôtel
d’Orient, ses ombres fauves vautrées en deltas, montées en neige de
télévision. Ombres en hélices. L’Hôtel d’Orient de l’île aux corbeaux. Il faut
aller la dénicher la truie de syllabes de l’Hôtel d’Orient. Nous saurons nous
souvenir du solarium de l’Hôtel d’Orient au moment de passer à la caisse.
L’inintelligible n’aura plus de secret pour
toi si d’aventure tu tergiverses avec lui. L’inintelligible confère aux choses
leur sens réel. “& voilà la nuit, tout repose. mes yeux se ferment pour
voir sans comprendre le rêve de l’espace infini qui fuit devant moi.** ”
J’aime bien le ciel d’Albuquerque : il me
rappelle des endroits où je n’ai pas encore mis les pieds, avec lui on sait ce
que c’est que d’avoir tous les jours vingt ans. & voilà qu’un beau matin
d’hiver tu te réveilles, tel un ours d’intérieur, de steppe ou de cirque de
glace.
J’aime ce ciel qui vide les lieux jusqu’à
ce que le silence s’ensuive. J’aime que soit sauve la transparence des
meubles. J’aime un ciel qui s’envenime au moindre éclair & sous lequel je
puisse en toute quiètude me faire passer pour moi-même. Mais “il y a si peu de
gens qui aiment les paysages qui n’existent pas.***”
Or il advient que le hasard fait si bien
les choses que je peux en toute sérénité m’initier au réel, ou à ce qu’il en
reste. D’un instant à l’autre, tout varie en fonction de la lumière. C’est
quand on y est qu’on le voit. Or il advient que de là où je suis, je peux en
toute impunité faire un sort au réel. & il s’agit de voir sans être vu.
La lumière brûle pour toi. c’est rare. La
chambre est froide. La clarté suinte des murs laiteux. L’air appelle l’air. Une
luminosité qui ne crée aucune accoutumance. Une luminosité comme une
musicalité, qui revitalise & désaltère, qui rafraîchit & te permet de
voir les choses de face & de profil au premier coup d’oeil.
La ville tout entière est excentrique. Les
rues sont également vides à l’aube. C’est le moment rêvé pour flâner le long du
fleuve vert-de-gris – El Rio Grande – & déambuler dans un hall de gare, un
jardin – ne pas confondre acclimatation & climatisation – ou un parc à
lévriers.
On raffole de fictions, d’évasions factices,
d’exotisme tragique. On gobe tout. On ne réfléchit pas. Les écrans
d’Albuquerque sont des sortes de canevas topographiques amovibles. Cette
semaine, nous nous serions cru à la chasse aux flamants roses. Tu vois d’ici le
tableau : la chasse a beau être ouverte, on ne voit jamais le gibier. Tout
Albuquerque en parle & c’est la raison pour laquelle tout le monde parle
d’Albuquerque comme du berceau de l’inanité temporelle.
Cette ville te colle tellement à la peau,
elle cache si bien son jeu que tu en oublies jusqu’aux noms de toutes les
autres que tu as vues ou dont tu as entendu parler. Inutile ici de demander
l’heure qu’il est. Beaucoup de choses arrivent en même temps. Une ligne
d’équinoxe me sépare de toi.
C’est une longue & belle histoire que
tu bois des yeux, en jouant aux dames ou en t’encanaillant le plus possible –
selon que tu sois flambeur ou poivrot – au “Gentil Coquelicot”, le café où l’on
n’oublie pas de sitôt ses nuits quand le jour pointe.
A Albuquerque, on n’est jamais sûr qu’il
faille vivre avec son temps. “Le jour où tu attends quelque chose est le jour
où tu attends pour toujours.” Dixit Michael Brownstein, un ami du Colorado.
* Publié
dans Diamant Noir n°7, 1983.
** Lettre de Gauguin à Fontainas. Mars 1899.
*** Fernando Pessoa