Préface aux "Morceaux choisis" de Michel OHL, par Pierre Ziegelmeyer

 

Il arrive qu’on entre dans un livre comme dans une ville, étrange erre, dont l’abord au premier regard bouleverse : on sait aussitôt qu’on y fera des rencontres inoubliables et qu’on en res­sortira différent. Les livres de Michel Ohl me sont de ces livres-là : des constructions vivantes, organiques, sans cesse agitées, jetées dans la nuit par des architectes bien-ivres et des entrepre­neurs en tremblements de terre([1]). Des villes d’ailleurs, nou­velles, hybrides : Calcutta qui se serait affalé sur Bordeaux, ou Fès étalée dans Saint-Pétersbourg, collusoires collisions du clas­sique et du barbare qui tentent de se refaire une apparence entre deux ruts sismiques.

Passé le moment de reconnaissance, peut commencer l’exploration de ces terres inédites. Et là commencent les plai­sirs, et les difficultés ; car les livres d’Ohl nous offrent une ré­serve quasi inépuisable de ces deux excitants nécessaires aux aventuriers. “Lisant l’une ou l’autre des ripopées ohliennes, écrit Armand Vivier, j’ai toujours l’impression, c’est pourquoi j’y re­tourne, de m’enfoncer [Note : tel “un petit tatou aux yeux por­cins (...) à travers les épaisseurs de livres de la bibliothèque”, Zaporogues 73] dans un labyrinthe sans entrée ni sortie”.([2]) Pour ne pas être en reste, je dirai même : dans plusieurs laby­rinthes superposés dont les issues ne coïncident pas, dédale de Babel, et l’on passe de l’un à l’autre, vite perdu, naufragé sec([3])des mots, tenant bon l’idée de rampe appelée “Où-veut-il-en-venir ?” et fas­ciné par l’oeil du minotaure – ou le nombril de la sirène – au loin roulant dans un kaléidoscope de miroirs. On n’en sort jamais in­demne, évidemment (heureusement), tant ces territoires sont piégés dans leurs moindres recoins. A chaque ins­tant la langue fourche, l’esprit dérape, la pensée fait des noeuds (pense à citer Jarry : “faire dans la route des phrases un carrefour de tous les mots”). On est entré au commencement du texte par la porte habi­tuelle, avec un petit salut de tête du concierge, et, tourné le coin de la première ligne, c’est le palais des erreurs, le royaume de la trompe dans l’oeil, le domaine des contes de fées repaysagé par des jardiniers de cauchemar; nos bonnes habitudes de lecteur se déchirent aux angles des mots brisés, des lettres dé­placées, aux aspérités des sons et sens inouïs, cassures inces­santes([4]) qui font que lire ces phrases-là c’est parfois comme avancer à quatre pattes sur un chemin de débris secoué de trem­blements, un petit bout du corps du monde en proie aux fièvres de ce temps de cache-mort de tous les temps. Sur les multiples scènes de ce théâtre des aberrations([5]), se succèdent lieux et temps mêlés, décors chan­geants où s’agitent, parlent, forni­quent, s’affrontent, se déchi­rent des acteurs incertains, person­nages historiques, créatures li­vresques, héros de l’actualité, pa­rents apparents et souvenirs de l’auteur, tous plus ou moins mas­qués, aux noms tordus, en proie à tous les vertiges possibles du fou rire à la mort jouée, débris d’êtres échappés de l’asile Huma­nité tantôt flottant dans des mots trop grands pour eux, tantôt trop à l’étroit dans leurs gue­nilles de balbutiements, pantins py­theux tirant la langue et gri­maçant, tyrant les mots dans tous leurs sens jusqu’à les désarticu­ler, qu’ils craquent, s’éclatent et reprennent corps autres pour faire obstacle au décor ordinaire, meurtres rituels accomplis en grande joie sous la direction d’un meneur de jeu titubant et obs­cène, qui change de noms, dialogue avec ses doubles à travers des miroirs truqués.

“Des ombres obscènes s’agitant sur une scène obscure au mi­lieu d’une foule hébétée de borborygmes”, écrit Laurence Foy à propos de Chez le libraire.([6]) Et plus d’un commentateur a souli­gné les aspects obscènes et scatologiques de l’oeuvre (Rabelais, Jarry, Céline, sont de ses ancêtres reconnus), de même que sa cruauté : mutilations, dépècements, dévorations et autres menus-sévices sont en effet souvent de la partie. Mais sans tomber dans l’horrible ; plutôt comme lorsque le conteur évoque ogres et sor­cières, guerre picrocholine, décervelage ou passage à la trappe d’Ubu : le langage, se drapant de burlesque, laisse le tragique dé­sarmé. Il donne du monde une vision pataphysique où le drame est vraiment drôle et le grotesque tout à fait sérieux([7]). Cet “art d’M.O.”([8]) fait de lui un écrivain des plus originaux, doué d’une moulinette extraordinairement efficace. Tout ce qu’il emprunte, et il emprunte beaucoup([9]), est aussitôt assimilé, métabohlisé, pa­talysé, rendu quasi méconnaissable et au centuple.

Tous les jeux de langue lui sont bons. Son vocabulaire luxu­riant – de l’archaïque au pop-mod., du plus huppé au plus grossier – s’augmente encore de flores et faunes inouïs, curieux veaux qu’hablent d’étranges diablectes, forestiers, valisés, coquillards, rétymologés, retaillés([10]) pour satisfaire tel ou tel souci d’asexisme ( féminins inventés), de symétrie, de logique – lu­dique, lubrique, philo-sophiste, démonstrative (“Dans le coeur de chaque démonstrateur il y a un monstre qui sommeille – la tête tenue par la queue enroulée d’un démon”)... Il tire de l’homophonie plus qu’on n’en a jamais tiré, plus que toute l’armée du général Vermot, bien sûr, mais plus aussi que Roussel ou Brisset, autres ancêtres reconnus ; ou différemment, disons : faisant filer la métaphore à partir d’un calembour homophonique (voir l’histoire de “coups, pleurs, oeufs” pp. 180-181 d’Entre devins ), y introduisant quelque anagramme saisie au passage his­toire de filer en biais (voir à la page 18 de Chez le libraire), et ainsi, ou d’autres cent façons, voit-on les mots conjoints créer l’idée, engendrer l’intrigue([11]), nourrir peu à peu ces monstri­cules turbulents de textes au sein de la famille Ripopée. Outre l’homophonie, Ohl manie également en maître tire-âm’ l’anagramme (voir par exemple celle qui lance de superbe façon le Crestou...([12]) sur la triple piste d’André Blavier, des fous litté­raires et de la “folie Ohl”), et l’anaphone, l’étymologie fantai­siste, le glissement d’une catégorie grammaticale à l’autre (jeu subtil et parfois fort déséquilibrant pour le lecteur)([13]), les jeux de lettres : variations typographiques, sigles (Oh ! DAF rouge sa­dique ! ), chiffres romains à lire comme des lettres, lettres sortant des mots et devenant personnages, etc. etc.

Trafiquant de mots et de lettres, des belles-lettres aussi bien : Ohl est “unfameux” retraiteur de textes qui pratique sans ver­gogne toutes sortes de détournements : Lipogrammatisation a-A en “out” de l’ “août” de Schulz (Zaporogues) ; Inclusion d’un texte dans un autre (Entre devins 140, Marie-Botte 53) et x autres cryptogrammes ; Diagonalisation de l’oeuvre de Pierre Benoit (Libraire 104) ; Incipitation à l’ébauche, hybridations et greffes (Zaporogues 99) ; Pastiches divers, de Perrault, Conan Doyle, la comtesse de Ségur, Francis Giraudet (voir “L’homme aux traits qui s’avalaient”, Traité 151, on pourrait s’y tromper)... Mais pastiches postiches, pourrait-on dire, car ses Bovary, ses Sher­lock, ses petit-Tom, portent bien accrochée la marque de la patte à Ohl. Une griffe bien à lui, un style scelle-homme unique “aux mille petites mains maniaques manigantières de minutieuses ma­chinations”([14]), charriant à boues d’obras un monde nonpareil. Un monde désarticulé, grinçant, criard,dont les personnages ne cessent de se tirer leur moi à tue et à diable, échangeant leurs rôles et leurs organes, ressasseurs et rapetasseurs, brocantiers-braconneurs champions des compétitions les plus improbables, types qui reviennent d’une ripopée à l’autre comme dans une Co­médie Humaine, les “mascottes à Mastok” ayant nom : Chrode­gang, Adolf Demtlain, Lolo Costes, Fanfan-la-Lisure, Eva, Nou­nou Cajolions, Sonica, Saligor, Peredonov, Anna, les pama­rents, Troppmann (“ce Poictevin du crime”), Onana Cure, Etc., sans oublier “L’homme 3 lettres” partout présent sous une sep­tantaine de masques, d’Ohl ébrius au Très-Oh!, de Mimick à Ohl Allah, minable baby Ohl et grand régisseur du schéol, Michel Ohl, l’inventeur du mastaraglu ou langage des morts, le promo­teur de Mastok (ou comment s’élever à la force du poignet), le cartographe inspiré, le Tabuliste performant (sans doute le seul spécialiste au monde des tables-des-matières vivantes)([15]), l’expert ès manipulations corporelles & sévices textuels, l’infatigable crée-auteurs (une quarantaine, fichés par Armand Vivier dans Vices et remords d’un nain d’ex-hauts liens), le plus grand inventeur de signes de ponctuation depuis Etienne Dolet (les points d’amour, le trait d’union papillon, et le très-élégant point de merdre), le promoteur du picentenaire, l’organisateur de championnats inouïs : rencontres fluviales, jeu de poïng-poïng, coupe du monde de larmes, épreuve de descente au bar des J.O., championnats de putréfaction ou de cyclothymie..., l’amateur d’heureux corps en tous genres, l’inventeur de l’an Pinay – nou­vel an valant cent –, etc., laissons la liste ouverte et le lecteur partir, sans plus traîner l’appât, à la découverte d’un des auteurs les plus féconds, les plus jubilatoires de ces huit derniers millé­naires.

 


([1]) Armand Vivier parle de “l’univers tremblé des ripopées ohliennes” (Porc trait de l’ôteur en Mastok, 1989) ; et Pierre Veilletet évoque “un raccommodeur de porcelaine dont les mains trembleraient” (Sud-Ouest, 1982).

([2]) A propos de labyrinthes, voir la “tactique privilégiée” de Nounou Ca­jo­lions pratiquant la “digression à tiroirs” (Ohl, Zaporogues p.67). Fré­déric Larchenc, dans ses Notes sur le casse-tête ohlien (Sédit. 1991), parle à juste titre de “labyrinthes minés”.

(3) Jean-Sébastien Lemey recommande : “D’abord, s’imbiber d’importance” (Dépèce-toi, poète! 1985), - conseil équivoque dans sa formulation.

“Ça psychole pas mal du côté de la Cryptothèque : Pomerand, M.Ohl, Baillon, gent Claude Pirotte, vous m’en direz tant!” (Francis Giraudet, Le journal d’un hommes de tropes, Editions de Garenne, 1991).

([4]) “Mes déchiffrements du cosmos à la Douanier Rousseau mâtiné de Bris­set construisent un casse-tête parallèle de la gueule de qui l’enfant le plus débile a la présence d’esprit de se foutre” (Zaporogues pp.126-127). Casse-tête comme énigme,jeu, également comme arme, guerre ; instru­ment figuré propre à l’exercice de l’intelligence comme de la brutalité : cette ambivalence est développée par Larchenc (op.cit. — sous-titré : “L’énigme et la fracture / L’occulte et la cuite / La quête et la roquette / L’emmêle et l’esclandre...”), lequel ne manque pas d’exploiter le glisse­ment possible de “jeu” à “gai” et de “gais, riez” à “guerrier”...

([5]) Qui sont espèces d’opérations manquées; voir ces nombreuses scènes où, outre d’enjoués guerroyeurs (cf Note 4), ravagent également le théâtre des opérations : “calculateurs porridge”, statisticiens flous, couples Plus & Moins divisés (dépecés), zhéros à la puissance x, chie-mystes bouffes, coupeurs de bourses, chirurgiens joueurs de billard, bandeurs blousés, yeux pillards,etc. etc.

([6]) Laurence Foy, “Retour d’Ohlandia, la planète des signes et des songes”, in Prisme n° 17, mars 1979.

([7]) “Chez lui, le tragique se mue en comique, le sérieux en burlesque : ré­sultats délirants que guide une esthétique fondée sur le jeu et le rêve” (Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur).

([8]) “L’art d’M.O dévide / l’art d’aimer d’Ovide / d’l’art démis des veaux”, ne craint point d’avancer Armand Vivier.

([9]) L’auteur se qualifie lui-même d’“éhonté larron”, de “vil pille-art”, de “râpé rapineur”. Son oeuvre est en effet l’une des plus bourrées (shic) de références qui soient. On en aura un aperçu en lisant L’Impromptu du Rugby bar (Schéol 1991), brillante approvisation dans laquelle Ohl nous dit presque tout des emprunts russes, et autres, ayant servi à matelasser son Irrision du Diable(Schéol 1983). Lire aussi la citation d’Horace de Viel-Castel mise en exergue à Zaporogues, épinglant le “savant frelon” M.Ohl.

([10]) “L’oeuvre d’Ohl est une oeuvre de taille... Du verbe “tailler” aussi bien. Qui tranche (sur les autres) au vif de la langue (art de l’éclat : boue, sang), dans la masse des mots, dans leur amassement : Oeuvre de stock et de taille en même temps. Des mots qu’il renvisage à petits coups de scie ici, de lame là. Art de l’éclat de rire sur l’ire de l’éclat de voix, briyamment toute la langue s’éclate de rires faux sanglants” (Jean-Sébastien Lemey, op.cit.). Et, plus loin : “Il taille dans la masse littéraire existante, en vi­sionnaire inspiré, tel un de ces sculpteurs fous qui oeuvrent dans ses contes à fourbir de bouts, et le vieux patrimoine momifié reprend forme : géants des monts Rushmore jaillis du cadavre de Dieu..., têtes de ruches maures taillées dans l’étron du Dieu juché sur le trône maldororien” (id.)

([11]) “Le langage, on dirait, a quelque chose à dire. L’être à lettres, à force de se remuer le Q il pétule, et les L il s’envole, et l’A tète, ah luette!...ô! l’I (pas V), le dais roule, l’M.O. crie : “Les dés!”— et les mots créent l’idée” (Anna de Hore, in Piccola n° 20, février 1976).

Armand Vivier, lui, écrit : “Les mots chez Ohl engendrent l’intrigue un peu comme les obstacles du terrain modifient, créent le tracé de la piste, et l’expopolrateur retrouve pieu à pieu sa q...quête et plantera tous les afreuds” (op.cit.)

([12]) Le Crestou de la créature rougissant, in Plein Chant n°22-23 spécial André Blavier, pp. 155-182.

([13]) Un exemple rapide de ce genre de glissement : lorsque dans l’expression “pendant la journée” il emploie “pendant” non comme pré­position mais comme participe présent, et la voilà pendue au clou, la journée, qu’elle crève, et le lecteur bousculé dans ses habitudes doit reve­nir ainsi sans cesse sur ses pas pour démêler le fil et retrouver la voie.

([14]) Frédéric Larchenc, op.cit. Exemples marginaux de “maniaquerie”, d’arithmomanie : Mettre 24 notes à un texte, en rapport avec les heures du jour (Zaporogues). Inclure 33 récits, ou 40, dans ses ripopées, selon qu’elles ont été composées à Bordeaux (Code Postal 33) ou Mimizan (40)...

([15]) A ce propos, il convient de citer l’étude encore inédite d’Anne Gau­vel sur L’ivresse livresque et le pan(p)anthropisme ohlien : Il y a chez Ohl une frénésie de personnification, tout est vivant, les livres (on “ouvre” son Racine en l’éventrant), les parties du corps (mademoiselle Main), les sécrétions, les objets (la main de Papier), les fleurs (l’anémone Alber­tine), les fleuves (curriculum de la Garogne), les noms de mois, les jours de la semaine, et les mots, les lettres, les signes de ponctuation, etc. etc.