Préface aux "Morceaux choisis" de Michel VALPREMY, par François Huglo

 

 

I. L’HOMME (PAS ASSEZ)

 

Autoportrait à la Gide. Une gandoura recouverte d’une veste d’intérieur en lainage écossais. Des chaussettes. Il s’excuse, il “a l’air d’une vieille femme”. Six jours consécutifs de son journal marquent dix heures. Il a bu du café, fumé, taillé des crayons. Intimidé par le silence, il écrit en musique. Robin, l’été, la campagne, la demeure “à la fois cossue et intime, où le goût, en cette époque de fléchissement des élégances, règne, si j’ose dire, des caves aux mansardes”. L’hiver, Bordeaux, le sanc­tuaire décrépit, l’appartement modeste, où il exploite son “côté misérabiliste”.

L’HOMME, l’autre homme ou “notre homme”, le diable. Petit-Gris, l’escargot sur la gidouille d’Ubu. Il est “le juste, l’homme plus que l’homme (...), le Dieu vivant”. Trop plein de lui-même pour errer jamais, il est ce qu’il a, un nom. Il a ce qu’il est. Nommé, il a l’estime, l’adoration, de l’innommable. Grâce à lui, le frère lapide la sœur. Par lui, les sexes sont distincts, purs. Il est le pur qui désigne l’impur. Il dit: “ta peau est une percale sur une motte de fumier. Tu es mon crachoir des commodités, un trou”. Seigneur et maître, il exige “obéissance et lubricité”. Les mains du guerrier saint, du fou de Diên Biên, “n’ont pas saigné que des poulets”. Il est le boucher, le “flambeau du monde”, sa “colonne” est “l’éloquente”. Il éclaire, il est le verbe. Il tient le couteau de la loi. “Il disait qu’il me protégeait de moi. Les yeux baissés, je répondais oui”. Totem, fétiche, il est le dindon qui “a forcé sur la décoration”, et s’acharne sur la “Cendrillon de la basse cour”. L’esclave de son propre pouvoir, plein à craquer de sa rayonnante, ardente identité, “bêtement bascule (...), remonte et retombe jusqu’à la tombée de la nuit”. Pitié pour l’homme, l’oiseau solaire, le Phœnix, et la ridicule mécanique du Casanova de Fellini. (…)

 

LA FEMME, “fifille qui/ en fait trop/ des tropes - pisseuse, des histoires/ des chichis”, selon Sylvie Nève. Sa descente aux enfers décrivait les fureurs phallocrates de Z.S. Shol­lap. Reprenons Valprémy. Les pages, voisines, se font vis-à-vis. Hommes contre femmes, “mascarade inique” contre “soumission béate”. Chez Sylvie Nève, “Ishtar, l’antique putain”, chez Michel Valprémy, Laïs, la courtisane. “Qui est la santé de la terre? Moi, Laïs!” L’Eternelle, l’éternelle victime. Rose “sort de terre comme les ressuscités”. Corps “pollué, pourfendu”, elle porte tous les péchés du monde, elle est punie. Couronnée d’épines, Christ et ro­sier, Catherine de Sienne. Prisonnières des jeux de sauvages, de cannibales, les filles “hurlent, se débattent pour rien”. Ce sont des pas grand chose, “des étudiantes éméchées, des dresseuses de chiens, des pigistes replètes”, ou la “fracassée”. Au pire, la tante Amélie, au mieux mémé, avec ses chaussettes rayées jaune et noir, “la reine des guêpes”. Pitié divine, pitié pour les femmes. Pitié pour Dieu. Ce sont les fuyardes, les pillées des guerres, la mère ou la grande sœur “dont les jupes et les cheveux brûlent”, et de leurs bras comme de leur ventre, le bébé tombe.

L’ANGE pleut. Il est l’innocence céleste. Dans les monochromes blancs de Luc Lauras, peintre “coupable de son inno­cence”, Michel Valprémy voit “les confins d’un nouveau monde, des limbes, un lieu d’exil éternel”. La grâce marche à petits pas, c’est le “petit trépas des feuilles”, la “petite enclume de lumière”. Le ciel est promesse. “Le gueux prédit beaucoup de lu­mières dans le val étranger”. Promesse d’un message, d’un messager. “L’homme à la peau d’écume, au ventre lisse, ne viendra plus (...) l’homme plus blanc que lilas n’ouvrira pas la porte du désert”. Le sexe des anges? Ils ont “un bas-ventre qui, de loin, les fait passer pour les représentants de l’autre race, celle qui enfante, la race haïe”. On dit aux anges: “Toi, tu sens encore l’algue, tes joues gardent l’empreinte du sexe de ta mère”. On les rejette au ciel, aux limbes, à l’innommé. “Ils appellent mères et sœurs, leur haleine répand la puanteur du lait”. S’ils sont purifiés, c’est d’avoir appris des maîtres les “vertus initiatiques de la douleur”. Ils sont l’enfance, Courtequeue nommé par Rose “lumière de ma vie”. Ils sont les yeux, ces “œufs du ciel”. Ils ont le vrai nom de l’amour, qui pour Colette “refoule et condamne tout autour de lui, est légèreté”. Pitié pour “la guimauve, fleur des fleurs, la sentinelle des maisons cassées”, pitié pour le “godiche à la fleur de mauve, le nageur désuet qu’une flaque épouvante”. Pi­tié pour Chichi, pour Quichotte, pour l’ange. Pitié pour l’errant, tombé, perdu, le signe. Pitié pour l’enfance, qui “voit le désert”.

 

II. L’ŒUVRE (TROP)

 

Michel Valprémy “tombe en enfance”. Il ne cède pas à la nostalgie, bien au contraire. Il s’accorde, selon le mot de Bobil­lot, “des privations comme d’autres des privautés”. Il aiguise crayons, style, calligraphie, mémoire, avive une ancienne dou­leur, persuadé, comme Deleuze, que “la couleur est dans le corps, la sensation est dans le corps et non pas dans les airs”. Il cherche en lui-même le nid de ronces, ou la “chambre orange” bâtie par l’enfant, rideaux et planches filtrant toute la lumière de “l’été de mes septs ans”. Si la poésie “travaille” comme le bois, le rêve, chacun des cinq sens est travaillé comme une pâte, une viande, une peau. Il décompose le chant du coq en un prisme de matières, emprunte aux peintres, cuisiniers, tanneurs, hongroyeurs, couturiers, jardiniers, les mots précis de leurs travaux. Dire l’empreinte des sensations, c’est ouvrir, à vif, leur incision, réveiller la cicatrice.

Citons encore Colette: “(...) la catastrophe amoureuse (...) au cœur le battement, aux mains le froid annonciateur, dans tout le corps une célébration de l’angoisse (...) suprême intrus, le désir (...) le bas acquiescement (...) le supplice du germe sous la terre, le tourment de la plante que sa hâte, son devoir de fleurir vont jusqu’à déchirer...” Germination scorpionne, et la fleur “poudroie sur l’ordure”: nous revoilà chez Valprémy. “Mon plaisir, un plaisir fatal fut à l’origine de la faillite. Au centre d’un univers en dissolution, au centre partout, nulle part, je fus enfin séparé de moi”.

On songerait aux chants des enfants morts de Mahler, si le chant du plaisir n’était pas l’inscription même de la mort dans l’enfance, et la chute de l’ange. Michel Valprémy voit dans les tissus pris dans la pâte, et plissés, des corps figurés par Luc Lauras, des “dalles funéraires au royaume des enfants morts, de l’enfance morte”. Ce royaume a le “rire figé” de Crevel. Un dé­luge de boue menace les cruautés festives. Nommer Venise est inutile. Dire plutôt “lumière de la mémoire”, ou, avec Matisse, “espace spirituel”. Dire “j’étais un lilas d’avril, un oiseau, une charogne (...) la treille du fumier”.

Paradoxalement, l’artifice — la forme — est nécessaire à la résurrection de l’impression vive. Il faut que la lettre tue, pour vivifier ce que tue la durée appelée vie. “Le souvenir du plaisir fatal s’amollissait ; pour retrouver sa trace, je dus poétiser (...) Je vieillissais sans retenue”. Qu’on lui dise “Monsieur, votre planète est vieille”, il le mérite doublement, lui qui inscrit, comme le peintre, un “point de repère originel” dans des “éléments métaphoriques de biographie”. Son enfance est révolue, n’a plus cours, et moins encore le style qu’il châtie allègrement pour qu’elle avoue. Comment peut-on se passionner encore pour Gide, ce “vieux grigou”, et pour Pozzi, Maeterlinck, Louÿs ? Si, toujours comme Luc Lauras, Valprémy peint “la cruauté dans l’allégresse”, s’il dissimule, révèle, la part d’ombre, filtre la lumière, de l’enfance, par le plaisir de l’écrit, sinon celui d’écrire, la danse de mort des signes est seule à dire la “fleur du mal” qui pousse dans les “verts paradis”. Bain de jouvence et obsolescence, le style valprémyen, “plus joyeux qu’heureux” de s’infliger la discipline, est érotique au sens où l’entend Bataille : il “se laisse fasciner comme un enfant par un jeu, et par un jeu dé­fendu.”

Et si le réel, trop réel, était pris dans ce jeu qui attise l’excès pour s’en défendre ? Si la minutie des enluminures saisissait un secret, comme un paysage vu par la lentille d’un ancien porte-plume, ou encore un rêve, fidèlement reconstitué, de calligraphie ? Chaque texte de Valprémy réjouit par l’impression de réalité qu’il donne avec, et par, la plus souveraine des fantaisies. Il y a là toutes les odeurs de la terre, et tous les artifices du théâtre. Le décoratif est organique, et la “poudre aux yeux” un “poison subtil”. L’enfance à vif, c’est le “paradoxe d’une incandescente fraîcheur”. La confession saute comme une sotie. Est-ce la sincérité absolue qui accède à la pure fiction, drôlatique et atroce, tragique et grotesque, ou bien l’inverse ? On étouffe, dans l’œuf de cette œuvre. Trop lourd, trop léger ? Toujours posé sur une pointe. La gourmandise tient de la torture. Les feux follets fusent, si denses qu’ils tissent, de l’autre côté, un seul feu, immobile. Une harmonie, sauvée par ce qui la menace, perce à travers l’incongru, le cocasse. Scatologique avec élégance, roué avec candeur, Valprémy est à la fois classique et baroque. Gé­meau, cela tombe bien. Une chute ? Ingambe, il rebondit. Pro­digue à force d’avarice, il pèse chaque pierre et bâtit pour longtemps. S’il a du souffle, c’est qu’il écrit court.

Le plus court chemin, pour aller à l’essentiel, est ce­lui de la métaphore. Juste, précise, elle est le court-circuit. La perception même : le désordre d’un visage mal rasé “suscite l’image d’un fruit tombé dans l’herbe, d’une baie dans la broussaille”. Et son glissement vers le fantasme : des lèvres devrait jaillir un “jus de cerises chaudes”. La métaphore tisse, et sature, un réseau symbolique : “métaphore plus globale, quasi continue, au-dessus du texte”. Principe de réalité. Clé de voûte. Point de fuite. Mais déjà, l’architecte a gagné notre confiance.